Interview : Ismaïl Ferhat, référent laïcité dans la Fonction publique
14 janvier 2025

Interview : Ismaïl Ferhat, référent laïcité dans la Fonction publique

Inscrite dans la Constitution, la laïcité garantit la liberté de conscience et protège la liberté de croire et de pratiquer, ou pas, une religion. Mais dans son application concrète, ce principe pose de nombreuses questions : c’est pourquoi des référents laïcité ont été créés dans les trois versants de la Fonction publique. Interview de l’un d’entre eux, Ismaïl Ferhat.

 

 

 

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Chercheur, professeur en Sciences de l’éducation, chargé de mission laïcité à l’Université de Paris-Nanterre et à l’Institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspé) de l’académie de Versailles – après l’avoir été dès 2015 l’Inspé d’Amiens – Ismaïl Ferhat travaille sur la laïcité depuis de nombreuses années. Il nous raconte les coulisses de sa fonction de référent laïcité dans les deux administrations.

 

Comment sont nés les référents laïcité ?

La fonction de « référent laïcité » a été créée, au moins au niveau national, suite aux attentats de Charlie Hebdo. En effet, ceux-ci ont suscité un choc dans la société mais aussi dans le système scolaire. D’abord parce qu’on se demandait comment des gens nés en France avaient pu commettre de tels actes, mais aussi parce qu’entre 200 et 400 minutes de silence avaient perturbé dans les écoles – avec une visibilité médiatique importante. C’est pourquoi le 22 janvier 2015, Najat-Vallaud Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, avait annoncé un plan de mobilisation pour les « valeurs de la République à l’école », qui mentionnait la création de ces référents laïcité. Désormais, ils sont généralisés dans les trois versants de la Fonction publique. Pour ma part, j’exerce cette fonction à l’Inspé de l’académie de Versailles et à l’Université de Paris-Nanterre.

 

La loi du 24 août 2021 stipule que le référent laïcité doit « assurer le respect des valeurs de la République au sein des administrations de l’État, des collectivités territoriales et des établissements publics ». Concrètement, comment assurez-vous cette mission ?

Peu de textes régissent la fonction : elle s’exerce de manière variable selon l’institution. Dans l’Éducation nationale, les référents académiques font partie des équipes valeurs de la République (EAVR) qui sont rattachées à chaque rectorat. Leur fonctionnement est codifié, avec un cahier des charges et un cadre réglementaire précis. Concrètement, à l’Inspé, j’interviens surtout sur un volet pédagogique : sur des formations, sur la production d’outils, dans des journées d’études, etc. Quelques questions me sont aussi régulièrement posées : comment aborder le fait religieux en cours par exemple.

À l’université, je réponds surtout à des questions concrètes : peut-on accepter l’absence d’un étudiant à un examen pour des fêtes religieuses ? Une activité associative peut-elle avoir une dimension cultuelle ? Je fournis une réponse prenant en compte le cadre juridique et réglementaire général, et le fonctionnement des établissements.

Je m’occupe donc de former mais aussi d’apporter des éclairages et de trouver des solutions sur des questions précises, dans le respect du caractère laïque de l’enseignement supérieur public.

 

La laïcité est une notion complexe. Comment faites-vous pour donner des réponses précises ?

Côté réglementaire, les réponses sont souvent simples. Par exemple, concernant les programmes scolaires, ils sont fixés par l’État, et les parents ne peuvent pas les contester. Mais au-delà du réglementaire, il nous faut accompagner sur le plan humain. Les questions de laïcité renvoient à des affects culturels, politiques, des opinions philosophiques… Ainsi, sans arriver jusqu’au drame absolu – je pense évidemment à Samuel Paty – elles peuvent créer des tensions allant au-delà de la réponse réglementaire, qui reste néanmoins centrale. Ainsi, j’assortis mes réponses d’un rappel pédagogique, dans lequel j’explique les raisons de la loi. Souvent, cela aide à apaiser.

Par exemple, j’ai régulièrement des questions autour de la loi de 2004 [qui interdit  le« port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse », ndlr]. J’y apporte des réponses précises, mais j’explique aussi pourquoi cette loi a été votée, les enjeux, les débats, la définition du prosélytisme, pourquoi on distingue les signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse des signes discrets, etc. Cela permet d’introduire de la complexité dans des approches qui sont parfois un peu simplistes ou manichéennes – et d’apaiser les tensions.

 

Comment se passe une saisine d’un référent laïcité ?

La prise de contact se fait de manière anonyme, par courriel. Si je peux, je réponds immédiatement. Quand la question est plus compliquée, je me tourne vers le service juridique de l’établissement, voire le ministère, puis je fais un retour. Et je me tiens toujours à disposition s’il faut plus d’explications.

En septembre 2024, des chiffres attestaient d’une baisse des atteintes à la laïcité dans les écoles et établissements scolaires. Pour vous, comment évolue cette question ?

Le fait que l’on compte et publie le nombre de ces atteintes depuis 2018 est une très bonne chose. Néanmoins, on passe de 1034 signalements en septembre 2023 à 328 en septembre 2024, mais si on les rapporte à la population scolaire, soit 10,5 millions d’élèves, la variation est minime. Ils ne traduisent donc pas d’évolution majeure. En outre, nous ne savons pas si toutes les difficultés remontent ; c’est ce qu’on appelle la « boîte noire » en statistiques, très connue pour les violences sexuelles par exemple. Sur le contenu des questions que nous traitons, je ne constate pas non plus d’évolution. Beaucoup portent toujours sur la loi de 2004, qui doit souvent être réexpliquée.

Néanmoins, il y a des avancées. Aujourd’hui, il y a des référents laïcité dans les trois versants de la Fonction publique. Depuis 2021, il y a aussi une obligation légale de formation des agents du service public sur ces questions. Et bien que je ne sois pas très âgé, je constate que les étudiants d’aujourd’hui sont mieux formés à la laïcité que je ne l’ai été : les programmes scolaires du premier degré et du second degré en parlent beaucoup plus depuis une décennie.

 

Que faudrait-il pour aller plus loin ?

Il y a une demande de la part des personnels de la Fonction publique en matière de formation et d’outils pour régler les situations les plus courantes. Mais il y a aussi un besoin d’apaisement car ce sont des questions socialement vives. Dans ma manière d’exercer la fonction, je fais tout pour revenir aux faits et non entrer dans de grands débats théoriques – qui sont ce qui risque d’enflammer la situation. Je pense que cette approche pédagogique est essentielle.

 

Propos recueillis par Julie Desbiolles (Réseau Service Public)

 

Pour aller plus loin : 

Télécharger le guide de la laïcité dans la Fonction publique (décembre 2023)

Voir les chiffres de l’atteinte à la laïcité dans les écoles et les établissements scolaires, mois par mois

 

 

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